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Approche dimensionnelle des troubles bipolaires

France | 5 mai 2023

Manuel des troubles bipolaires

Nous vous proposons de découvrir un extrait du Manuel des troubles bipolaires

Approche dimensionnelle des troubles bipolaires

Pablo Carrillo, Fabien Vinckier et Chantal Henry

Les classifications actuelles des troubles psychiatriques reposent sur une approche catégorielle consistant à regrouper des symptômes, faisant consensus auprès des cliniciens, pour définir un syndrome. Le DSM-5 et la CIM 10 s'appuient sur ce principe et en cela ont l'avantage de définir des critères communs aux cliniciens et chercheurs du monde entier. Selon ces classifications, les TB (troubles bipolaires) sont scindés en trois entités diagnostiques principales : le trouble bipolaire de type I, le trouble bipolaire de type II et le trouble cyclothymique, eux-mêmes définis par des syndromes dépressifs et d'exaltation d'intensité plus ou moins sévère.

Manuel des troubles bipolaires

Manuel des troubles bipolaires

Limites de cette classification

Malgré ces critères diagnostiques relativement consensuels auprès des cliniciens, force est de constater le peu d'avancées en matière de compréhension physiopathologique des troubles bipolaires et le peu d'évolution vers des prises en charge personnalisées. Le dépistage précoce du trouble reste difficile et plusieurs années séparent souvent l'apparition des symptômes du diagnostic [1]. Ceci s'explique en partie par le fait que les présentations cliniques d'une catégorie diagnostique peuvent être très hétérogènes et qu'il est parfois difficile de faire le diagnostic différentiel avec d'autres troubles et notamment le trouble unipolaire [2], une personnalité borderline [3] ou la schizophrénie [4]. De plus, il est parfois difficile du fait de symptômes communs à plusieurs pathologies d'identifier le trouble bipolaire au sein de nombreux troubles comorbides. De fait, on estime que plus de 75  % des patients souffrant d'une pathologie psychiatrique présentent au moins un autre trouble psychiatrique associé. Concernant les TB, il s'agit principalement des troubles anxieux, des troubles de l'usage de substance ou du trouble avec déficit attentionnel et hyperactivité [5]. Enfin, si ces classifications sont le fondement des recommandations thérapeutiques, elles ne permettent pas de prédire de façon satisfaisante, au sein d'une catégorie, les réponses aux différentes classes de traitement pharmacologiques  [6, 7]. La question se pose dès lors des limites de cette approche et notamment du fait que la recherche physiopathologique des troubles pourrait être entravée par des catégories regroupant en réalité des entités pathologiques diverses, aux causes distinctes. C'est devant ces constats qu'une approche complémentaire a été proposée reposant sur une approche dite dimensionnelle.

Approche RDoC

L'approche Rdoc consiste à étudier de manière transnosographique les grandes fonctions cognitives ou dimensions qui peuvent être altérées dans les pathologies mentales. Le RDoC programme, pour Research Domain Criteria, propose une matrice compartimentant six grandes fonctions : le système de valence négative, le système de valence positive, les fonctions cognitives, les fonctions sociales, le système d'éveil et le système sensorimoteur. Chacune de ces fonctions est ensuite découpée en sous-fonctions, par exemple le système de valence négative comprend des entités comme la peur, l'anxiété, les conséquences de la menace prolongée, la perte ou la frustration. En utilisant ce spectre dimensionnel il est alors possible d'étudier les variations s'inscrivant sur un continuum allant de fonctions permettant un comportement adapté à l'altération de ces processus dans les pathologies psychiatriques. Un autre aspect important est que divers niveaux de recherche peuvent enrichir cette approche puisque chaque entité peut être étudiée à différentes échelles allant des gènes au comportement [8]. Si la matrice du RDoC programme est contestable, la démarche d'étudier des dimensions en complément des catégories pour mieux les caractériser semble intéressante. C'est ce que nous illustrerons dans la suite de ce chapitre. La logique dimensionnelle poussée à l'extrême conduirait à se débarrasser des catégories diagnostiques mais ce n'est pas le but de cette approche. L'enjeu consiste plutôt à déterminer le meilleur moyen d'accéder à la physiopathologie sous-jacente et aller vers des prises en charge plus personnalisées. Dans ce but, une approche intermédiaire consistant à utiliser une approche dimensionnelle au sein d'une catégorie diagnostique pourrait s'avérer pertinente.

Approche dimensionnelle du trouble bipolaire

Dans le cadre plus spécifique du trouble bipolaire, Gin Malhi et ses collègues ont proposé récemment de repartir du modèle kraepelinien pour définir le modèle ACE. Ce modèle décrit les troubles de l'humeur selon une combinaison de symptômes touchant trois dimensions clefs  : l'activité, la cognition et les émotions  [9]. À partir de ce modèle, les auteurs insistent sur la nécessité de développer des outils d'évaluation clinique afin d'estimer l'activité, les cognitions et les émotions avec un poids équivalent pour les trois domaines. Ces outils doivent également permettre d'évaluer l'efficacité des traitements sur les trois dimensions. C'est dans cet état d'esprit que certains d'entre nous ont développé un outil, la MATHYS, évaluant les troubles thymiques selon cinq dimensions qui sont : la réactivité émotionnelle, la motivation, la motricité, les cognitions, les perceptions sensorielles. Ces dimensions sont évaluées de manière quantitative afin de déterminer si elles sont dans le sens d'une inhibition ou d'une activation [10]. Le principal avantage de cette approche mixte, approche catégorielle couplée à une approche dimensionnelle consiste à décrire, au sein d'une catégorie diagnostique des sous-groupes de patients plus homogènes pouvant potentiellement correspondre à des processus physiopathologiques communs. L'enjeu clinique consistera alors à déterminer dans quelle mesure ces dimensions ou sous-groupes constituent de bons prédicteurs de la réponse à certaines familles pharmacologiques. Nous proposons dans ce chapitre de montrer l'intérêt d'étudier deux dimensions essentielles perturbées dans les troubles de l'humeur : la motivation et les émotions [11].

Motivation et trouble bipolaire

Le terme de motivation est polysémique, il peut renvoyer au but de l'action (être motivé par quelque chose), à un processus (l'ensemble des mécanismes qui déterminent le comportement en termes de direction, faire une action plutôt qu'une autre ou en termes d'intensité, investir des ressources – faire un effort – dans une action) ou à un état (être plus ou moins motivé « en général »). Les deux phases du trouble bipolaire incluent dans leur définition même la notion de motivation :

  • L'un des deux critères majeurs de la dépression est l'anhédonie [5], qui renvoie intrinsèquement à la notion de récompense et/ou une diminution marquée de l'intérêt ou du plaisir pour toutes ou presque toutes les activités. Dans les autres critères de dépression pouvant être mis en lien avec la motivation, on retrouve le ralentissement psychomoteur, le manque d'énergie et la fatigue ainsi que l'incapacité à penser ou à se concentrer, une incapacité à prendre des décisions, qui peuvent être (au moins partiellement) expliqués par les troubles de la motivation.

  • À l'inverse, l'épisode maniaque inclut dans sa définition une augmentation des activités dirigées vers un but, ce qui est littéralement l'opposé de l'apathie (diminution des activités dirigées vers un but) ainsi qu'une augmentation de l'énergie.

Pourtant, il existe une grande variabilité dans l'intensité et dans la nature des troubles de la motivation au travers des patients. Ainsi, les patients présentant un épisode dépressif à caractéristiques mixtes ou une mélancolie stuporeuse présentent des tableaux motivationnels radicalement différents. L'étude de la motivation chez des patients euthymiques est également un enjeu majeur.

Pour comprendre la physiopathologie sous-tendant les troubles de la motivation, il est nécessaire de disséquer la motivation en processus cognitifs plus élémentaires. On peut ainsi considérer que la décision de faire une action plutôt qu'une autre (ou plutôt que de ne rien faire) ou d'investir des ressources dans une action (« faire un effort ») résulte d'un compromis entre les bénéfices attendus de cette action et les coûts de cette même action (y compris ne rien faire)  [12]. Trois dimensions émergent alors naturellement  : les perspectives de récompense (les gains que je peux obtenir via mon action), les perspectives de punitions (ce que je peux éviter de perdre via mon action) et le coût des ressources dépensées via cette action, notamment l'effort. Il faut ajouter à ces dimensions le risque (ou l'incertitude), si l'issue de mon action est incertaine, et le délai (s'il y a un décalage temporel entre mon action et les résultats attendus). En termes pratiques, outre la pertinence de l'étude de la motivation dans l'amélioration de notre compréhension de la pathologie sur le plan physiologique, la caractérisation cognitive d'un trouble peut également avoir un impact immédiat au niveau thérapeutique. Dans le cadre de la dépression unipolaire, l'utilisation de techniques de modélisation du processus décisionnel en termes d'effort et de récompense est en cours de développement pour aider à la prédiction de rechute sous antidépresseur [13]. On peut envisager que des outils comparables puissent être utiles dans le cadre du trouble bipolaire. Pendant de nombreuses années, l'essentiel de la recherche s'intéressant à la motivation dans le trouble bipolaire s'est concentré sur la sensibilité à la récompense et sur ses liens avec la transmission dopaminergique et ses circuits  [14-20]. De très nombreux auteurs ont notamment utilisé différentes variations de tâches d'apprentissage, impliquant d'apprendre par essai/erreur la valeur de différentes options (que ce soit en termes de magnitude de récompense ou de sa probabilité de survenue). La sensibilité à la récompense peut alors être mesurée au niveau comportemental (capacité d'apprentissage) ou en imagerie fonctionnelle [11], en observant l'activation du réseau de la récompense. Ce réseau, qui a été très largement étudié aux cours des dernières années [20- 24], inclut notamment le striatum ventral bilatéral ainsi que le cortex préfrontal ventro-médian. Il correspond également à des régions recevant des projections dopaminergiques depuis l'aire tegmentale ventrale. Comme la dépression unipolaire, la dépression bipolaire semble se traduire par une plus faible sensibilité à la récompense, que ce soit au moment de l'anticipation ou de l'obtention de la récompense. Certains auteurs ont néanmoins proposé que cette moindre sensibilité à la récompense dans la dépression bipolaire pourrait être moins marquée que dans la dépression unipolaire, mais les données restent peu nombreuses. La question de l'asymétrie gain/perte, avec une hypersensibilité à la perte en miroir de l'émoussement de la réponse aux récompenses est également largement débattue [16, 25], tant dans la dépression unipolaire que dans la dépression bipolaire. Il est par nature compliqué d'étudier la cognition durant un vrai épisode maniaque. Cependant, certains auteurs ont suggéré que la symptomatologie maniaque était associée à une augmentation de la sensibilité à la récompense [14]. Ces travaux ainsi que des études chez des apparentés sains  [19] ont conduit à l'hypothèse dopaminergique du trouble bipolaire, postulant que la manie serait liée à une élévation de la transmission dopaminergique, à l'inverse d'une baisse de cette transmission dans la dépression bipolaire et que ce déséquilibre dynamique soustendant le trouble bipolaire pourrait être causé par une anomalie dans le circuit dopaminergique [26]. Les mécanismes sous-tendant cet état physiopathologique restent cependant incertains. Enfin, l'étude de la sensibilité à la récompense chez des patients euthymiques donne des résultats contrastés. Certains travaux ont retrouvé une diminution de sensibilité à la récompense [17, 27] mais la majorité n'a pas retrouvé de différence entre les patients et les contrôles, au moins sur le plan comportemental [28]. La théorie cognitive dominante postule qu'une hypersensibilité à la récompense rend à risque de développer une dépression lorsqu'une attente trop élevée est finalement déçue ou face à une récompense impossible à obtenir. Pour l'heure, des preuves manquent pour étayer cette théorie de la vulnérabilité dépressive et peu d'études comparent la dépression unipolaire à la dépression bipolaire en termes de trouble de la motivation  [29]. Des études plus récentes ont suggéré de modéliser les fluctuations de l'humeur comme une intégration temporelle des récompenses et erreurs de prédictions  [30, 31]. Cependant, ces théories n'ont pas encore été réellement testées chez des patients atteints de troubles bipolaires, notamment sur des données longitudinales. L'autre dimension qui a été particulièrement étudiée est la sensibilité au risque. La tâche la plus utilisée pour se faire est probablement l'Iowa Gambling Task [32], de par sa capacité à prédire le passage à l'acte suicidaire [33]. Malheureusement, cette tâche mélange un grand nombre de dimensions et fonctions (gain, perte, risque et apprentissage), ce qui rend un «déficit » en termes de performance difficilement interprétable sur le plan cognitif. L'autre tâche qui a été le plus fréquemment utilisée est la Cambridge Gambling Task [34], qui a le mérite de ne pas mélanger sensibilité au risque et apprentissage. Les résultats semblent dépendants de l'état thymique du patient  [28] même si, malheureusement, beaucoup de ces études mélangeaient des patients dans des états thymiques très différents, rendant les résultats difficilement interprétables. Le résultat le plus fréquemment retrouvé était une prise de décision suboptimale du fait d'une prise de risque excessive, cette tendance étant bien plus souvent retrouvée chez des patients présentant un épisode thymique (notamment maniaque) que chez les patients euthymiques. De façon intéressante, une étude retrouvait des résultats opposés selon l'état thymique, les patients déprimés montrant une aversion au risque tandis que les patients maniaques présentaient une prise de risque plus importante. Comme pour la sensibilité à la récompense, souvent étudiée de concert, la majorité des études ne retrouvait cependant pas de différences entre les patients euthymiques et les sujets contrôles. L'étude de la motivation au travers de tâches ne se focalisant pas exclusivement sur la sensibilité au risque et à la récompense est paradoxalement plus récente. Elle repose notamment sur l'utilisation de tâches de compromis entre effort et récompense (p.  ex., fournir un effort moteur ou cognitif pour gagner une récompense monétaire) [12, 35, 36]. Le pattern de résultats est essentiellement le même dans la dépression bipolaire et dans la dépression unipolaire [37], montrant une diminution de la capacité à produire un effort en réponse à une récompense. Si ce résultat a été largement répliqué dans la dépression, malheureusement aucune étude à ce jour n'a été en mesure de discriminer la sensibilité à la récompense de la sensibilité à l'effort, notamment pour raisons méthodologiques. De même, peu ou pas d'études se sont intéressées à cette dimension en dehors de la dépression.

Émotions et trouble bipolaire

Au-delà des aspects motivationnels, les processus émotionnels sont également largement altérés au cours des troubles bipolaires mais finalement occultés du fait des critères de définition des épisodes thymiques qui utilisent comme critère principal l'humeur. Le Larousse définit l'humeur comme un état affectif qui s'installe généralement dans une certaine durée et ayant des variations entre tonalités agréable et désagréable. Ces états relativement mal définis et de durées variables sont peu compatibles avec les paradigmes de recherche. L'humeur est toutefois largement conditionnée par les processus émotionnels plus élémentaires qui pourraient servir de relais pour explorer les fonctions cérébrales sous-tendant ces variations affectives. L'étude des émotions est facilitée par des critères permettant de les définir et donc de les caractériser. Les émotions sont des réponses brèves à des stimuli suffisamment marquants pour entraîner une réaction physiologique et destinés à déclencher un comportement adapté. Elles sont caractérisées selon deux dimensions  : l'intensité et la valence, c'est-à-dire la valeur hédonique attribuée aux stimuli. Les réponses émotionnelles peuvent être évaluées dans la pratique quotidienne à l'aide d'autoquestionnaires, d'évaluations écologiques pluriquotidiennes à partir de smartphone ou lors d'expériences en laboratoire. Nous rapportons ici les variations de la réponse émotionnelle au cours des différentes phases de la maladie chez des patients adultes atteints de TB et verrons en quoi cette caractérisation peut aider la pratique clinique. En phase de rémission, les patients souffrant de TB normothymiques ont tendance à éprouver des émotions plus intenses que des sujets contrôles en réponse aux conditions environnementales, ce qui entraîne une instabilité de l'humeur  [38]. Cette hyperréactivité émotionnelle et l'instabilité de l'humeur qui en découle ont un impact néfaste sur le fonctionnement du sujet, représentent un facteur de rechutes et favorisent les passages à l'acte suicidaire [39, 40]. Dans une large cohorte de patients atteints de TB définis comme étant en phase de rémission avec des outils classiques, nous avons montré que l'intensité des réponses émotionnelles permettait de définir plusieurs sous-groupes de patients [41]. Les patients ayant les réponses émotionnelles les plus intenses (hyperréactivité émotionnelle) ont fait davantage de tentatives de suicide au cours de leur vie, ont un niveau plus élevé de CRP (protéine C-réactive) témoignant d'une inflammation de bas grade, et présentent plus de perturbations physiologiques telles qu'une pression artérielle plus élevée et un taux de glucose à jeun plus élevé. Cela souligne la pertinence de l'évaluation des réponses émotionnelles pour détecter les patients à risque de suicide, de développer des maladies cardiovasculaires ou un déclin cognitif lié à un processus inflammatoire chronique. Ces éléments représentent les causes les plus importantes de la mortalité/morbidité des patients TB. L'évaluation en condition écologique pluriquotidienne, a permis de décrire des profils spécifiques de réactivité émotionnelle permettant de distinguer les TB I, TB II, troubles dépressifs majeurs et troubles anxieux  [42, 43]. Les profils de réponses émotionnelles pourraient également être un endophénotype, car les sujets à risque de développer un TB, définis par un score élevé sur une échelle d'hypomanie, présentent une réactivité émotionnelle plus élevée que des sujets ne se situant pas dans ce spectre  [44, 45]. Certains auteurs suggèrent que la réactivité excessive aux événements positifs pourrait être une dimension centrale de la bipolarité  [46-48]. Dans la même veine, nous avons rapporté que des images neutres sont évaluées comme plus agréables par les patients présentant un TB par rapport à des sujets contrôles, témoignant qu'il existe globalement un biais positif d'attribution des valences  [49]. Cependant, le corpus de résultats suggère que les réponses émotionnelles excessives concernent tous les types de stimuli, peut-être en fonction des symptômes résiduels. Il existe également des patients qui présentent au cours de la période de rémission une abrasion des affects. Il faut alors se poser la question de savoir si cette symptomatologie n'est pas due à des symptômes dépressifs résiduels, à des effets secondaires des thymorégulateurs ou certaines prises de toxiques (notamment du cannabis) ou bien à des symptômes négatifs chez des patients évoluant progressivement vers un spectre schizo-affectif. Les épisodes sont clairement caractérisés par des changements à la fois de l'intensité et de la valence des réponses émotionnelles. Nous avons montré que des images neutres, négatives ou positives sont plus excitantes au cours des états maniaques et mixtes en comparaison aux patients en phase de rémission  [50]. Dans le modèle théorique du BAS (système d'approche comportementale) et du BIS (système d'inhibition comportementale), les épisodes bipolaires sont supposés résulter soit d'une augmentation, soit d'une diminution de l'activité de ces deux systèmes [51]. En ce qui concerne le fonctionnement de ces deux systèmes opposés, les patients en phase maniaque présenteraient une sensibilité accrue à la récompense, tandis que les patients en phase dépressive voient cette sensibilité diminuer et sont plus sensibles aux stimuli négatifs. L'intensité des réponses émotionnelles pendant les épisodes dépressifs est plus complexe, car la dépression bipolaire est hétérogène. Dans le cas de l'épisode dépressif caractérisé unipolaire une méta-analyse incluant des données recueillies par autoquestionnaires, des expressions comportementales ou des mesures physiologiques a montré qu'il existe une hyporéactivité émotionnelle globale avec une réduction de toutes les réponses émotionnelles aux stimuli positifs et négatifs, conduisant à une insensibilité globale [52]. Chez les patients souffrant de TB, en raison de l'hétérogénéité clinique de la dépression, les réponses émotionnelles ne sont pas homogènes. Nous avons montré que les patients bipolaires déprimés se distinguent notamment en fonction du niveau d'intensité de leurs réponses émotionnelles  [53]. Certaines dépressions survenant dans le cadre d'un TB sont caractérisées par une hyporéactivité émotionnelle associée à une inhibition comportementale globale, tandis que d'autres sont caractérisées par une hyperréactivité émotionnelle et une légère activation globale, ce qui correspond aux caractéristiques mixtes pouvant être associées à l'épisode dépressif caractérisé selon le DSM-5 [5]. Cela pourrait expliquer pourquoi les patients atteints d'un TB en phase dépressive dans leur ensemble sont plus réactifs aux indices émotionnels que les sujets sains, à l'inverse de ceux atteints d'un épisode dépressif caractérisé unipolaire [54]. En ce qui concerne l'attribution de la valence chez les patients déprimés quels qu'ils soient, il existe un biais négatif bien documenté qui s'exprime par exemple lorsque l'on demande aux sujets de reconnaître des expressions faciales ambivalentes, les patients dépressifs percevant davantage les émotions négatives [55].

À partir de ces données, nous avons proposé de déconstruire le modèle des TB basé sur l'humeur et de le remplacer par un modèle basé sur les deux caractéristiques principales des réponses émotionnelles, l'intensité et la valence (figure  41.1). Le modèle basé sur l'humeur est construit à partir d'une seule dimension qui est la tonalité globale de l'humeur où l'on oppose l'euphorie à la tristesse, ce qui circonscrit le TB à deux pôles et qui ne permet pas une intégration correcte des états mixtes et des symptômes subsyndromiques. Notre modèle, en incluant deux dimensions, nous permet de mieux rendre compte de la complexité des processus émotionnels et leur variabilité au cours des variations thymiques. Ainsi, selon ce modèle les épisodes maniaques, sont caractérisés par des réponses émotionnelles plus intenses (souvent totalement disproportionnées) associées à un biais émotionnel positif. Ainsi, les stimuli neutres deviennent positifs, les stimuli négatifs perdent leur valeur négative (p.  ex., un danger devient moins effrayant), et les stimuli positifs sont perçus comme plus attractifs. Dans les états mixtes, l'intensité des réponses est élevée, et l'attribution des valences détermine s'il s'agit d'un épisode dépressif ou maniaque avec des caractéristiques mixtes. Dans la dépression, on observe une diminution de l'intensité qui se traduit par une hyporéactivité émotionnelle que les patients qualifient souvent d'indifférence, avec dans les cas extrêmes une véritable anesthésie affective. À cela s'associe un biais émotionnel négatif avec une attribution plus négative de tous les stimuli entraînant en premier lieu une incapacité à éprouver du plaisir. Pendant les phases de rémission, lorsqu'il existe une dysrégulation émotionnelle, tous les cas de figure pourront être représentés a minima. Ce modèle permet d'intégrer de nombreux symptômes avec par exemple chez les patients maniaques la recherche frénétique de plaisir, les comportements à risque, et les interactions sociales perturbées par des réactions disproportionnées.

Conclusion

L'intérêt majeur de ces modèles basés sur une approche dimensionnelle est une meilleure appréhension de la sémiologie des troubles de l'humeur mais également peut permettre de guider le choix des traitements. Ainsi, une hyperréactivité émotionnelle est susceptible de répondre à des antipsychotiques dont la posologie devra être ajustée en fonction de l'ensemble du tableau clinique maniaque, mixte ou dépressif, les antidépresseurs semblent avoir une action spécifique pour restaurer les biais émotionnels négatifs dans la dépression et posent la question du choix des agonistes dopaminergiques lorsqu'il existe une forte composante amotivationnelle. Les psychothérapies pourraient être orientées de la même manière. Cette approche permet également d'étudier ces dimensions chez l'animal et donc de mieux comprendre la physiopathologie et à terme de développer des molécules plus spécifiques [56]. Nous avons traité la motivation et les réponses émotionnelles de manière séparée mais il est important de comprendre les interactions entre ces dimensions mais également avec d'autres dimensions essentielles que sont les cognitions, l'activité motrice ou le sommeil.

Vous venez de découvrir un extrait du Manuel des troubles bipolaires

Les auteurs

Pablo Carrillo Interne en psychiatrie, Centre Hospitalier Le Vinatier, Lyon

Fabien Vinckier, Professeur des Universités – Praticien Hospitalier, Psychiatre, Université Paris Cité, Service Hospitalo-Universitaire, GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences –  site Sainte-Anne, Paris

Chantal Henry, Professeur des Universités – Praticien Hospitalier, Psychiatre, Université Paris Cité, Service Hospitalo-Universitaire, GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences –  site Sainte-Anne, Paris. Institut Pasteur, CNRS, UMR 3571, Unité Perception et Mémoire, Paris.

Manuel des troubles bipolaires © 2023, Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

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