Interview du Professeur Roger Gil, auteur de Neuropsychologie
France | 19 juillet 2018
Interview du Professeur Roger Gil à l’occasion de la 7e édition de l’ouvrage Neuropsychologie
Elsevier Masson : Professeur Gil, vous êtes au départ médecin neurologue, pourquoi vous êtes-vous intéressé à la neuropsychologie ?
Professeur Roger Gil : Je suis plus exactement neuropsychiatre. Lors de la scission de la spécialité entre la neurologie et la psychiatrie, j’ai orienté mon activité hospitalo-universitaire vers la neurologie. Mon maître, le Professeur Jean-Paul Lefèvre avait été l’élève du Professeur Théophile Alajouanine dont on sait la contribution à l’étude des aphasies et des perturbations des aptitudes musicales. L’apprentissage de la médecine puise sa sève dans la transmission orale, le compagnonnage, les entretiens avec les personnes malades, la pratique de l’examen clinique. Ce sont les rencontres qui façonnent les destins et qui ouvrent à l’acquisition de connaissances. La neuropsychologie m’est ainsi apparue comme une interface entre la neurologie et la psychiatrie car si le cerveau est un organe, le plus noble des organes, il ne prend sens que dans la personne dont il n’est qu’un instrument. L’être humain, parce qu’il est fait de chair, a besoin de son cerveau pour parler, pour agir, pour ressentir, pour reconnaître, pour entrer en relation avec autrui et avec le monde. Mais ce n’est pas le cerveau mais la personne qui parle, agit, ressent, reconnaît, entre en relation avec autrui et avec le monde.
EM : vous êtes professeur émérite de neurologie, vous dirigez des thèses, mais vous avez également participé à la création de l’école d’orthophonistes… Quels ont été vos publics en tant qu’enseignant et que retirez-vous de ce contact avec les étudiants ?
R.G. : J’ai enseigné la neurologie « générale » aux étudiants en médecine, mais aussi à d’autres professionnels de santé et en particulier les étudiants en massokinésithérapie et en orthophonie. Avec mon collègue ORL nous avons créé à l’Université de Poitiers une école d’orthophonie. Mais j’ai aussi enseigné la neuropsychologie aux internes du DES de neurologie et aux étudiants de psychologie dans le cadre d’un master de neuropsychologie où j’ai pu proposer et coordonner une unité d’enseignement dont le titre m’a été inspiré par la lecture de Paul Ricoeur : « Parcours de la reconnaissance de Soi, du monde, d’Autrui ». La neuropsychologie peut aussi contribuer à éclairer ce « parcours ».
Parallèlement j’ai enseigné la bioéthique aux étudiants en médecine, en pharmacie, aux sages-femmes, aux orthophonistes, aux infirmières, aux étudiants en sciences politiques, aux doctorants des disciplines des sciences de la vie.
L’enseignement donne une chance inouïe, celle de rester au contact des jeunes dont j’ai toujours aimé la curiosité, l’aptitude à questionner : ils donnent envie de ne pas les décevoir et ils incitent ainsi l’enseignant à développer sans cesse les connaissances qu’il doit transmettre. C’est pourquoi je pense qu’en enseignant on reçoit plus que l’on ne donne
EM : Pour la nouvelle édition de votre ouvrage Neuropsychologie, vous ajoutez un chapitre sur la musique et vous présentez l’amusie, qui touche environ 4% de la population. Qu’est-ce qui vous a conduit à intégrer ce chapitre sur la neuropsychologie de la musique ?
R.G. : Parce que la neuropsychologie doit embrasser toutes les compétences cognitives, émotionnelles, comportementales portées par le cerveau humain et parce que toutes ses compétences ont des messages à nous transmettre sur l’humanité. Car la musique, comme le langage, accompagne les êtres humains depuis la nuit des temps. A titre personnel, mon enfance a été baignée par la musique tandis que tardivement, voici quelques années j’ai renoué avec elle en rencontrant Jean-François Heisser, pianiste, chef d’orchestre, directeur de l’Orchestre de chambre de Nouvelle-Aquitaine et nous avons construit des dialogues « grand public » entre l’artiste et le neurologue sur des sujets comme « musique et cerveau », « musique et émotions », « musique, thérapie ou addiction » notamment dans le cadre de l’Académie Maurice Ravel. Ce qui est émouvant quand on pense à ce qu’a vécu Maurice Ravel quand il a été lui-même éprouvé par une maladie de cerveau qui a stérilisé sa créativité musicale comme Baudelaire avait vu lui aussi stérilisée sa créativité poétique par une accident vasculaire cérébral.
EM : autre nouveauté de cette 7e édition : les approches non médicamenteuses de la maladie d’Alzheimer. Vous considérez que les patients sont souvent surmédicalisés ?
R.G. : Il faut donner aux médicaments leur juste place : parfois essentielle, parfois accessoire, en assurant dans tous les cas un suivi rigoureux non seulement en raison des effets indésirables mais aussi pour ne pas automatiser les prescriptions et aussi pour ne pas poursuivre des médicaments devenus inutiles. Mais les médicaments, quand ils sont nécessaires s’intègrent aussi dans une démarche de soins et d’accompagnement. C’est pourquoi je regrette que la ministre de la Santé ait décidé de dérembourser les médicaments utilisés dans la maladie d’Alzheimer. Ce biopouvoir, au sens de Michel Foucault, est excessif. Certes c’était un sujet de débat mais comment le pouvoir politique peut-il trancher dans un débat scientifique ? Est-ce sa mission ? C’est par ailleurs à dessein que j’ai préféré le terme « approches » non médicamenteuses au terme « thérapeutiques ». Car il ne s’agit pas de thérapeutiques susceptibles de modifier l’évolution de la maladie ou d’améliorer durablement la cognition. Ces approches qui valorisent d’ailleurs plus la vie émotionnelle que la cognition ont d’abord pour but d’aider le malade à mieux vivre, ce qui est la mission essentielle de l’accompagnement et donc des soins.
EM: Dans le chapitre 23 Neuropsychologie du vieillissement normal et des syndromes démentiels, vous écrivez « Les personnes malades, qu’elles soient atteintes de maladie d’Alzheimer ou d’autres maladies neurodégénératives, ainsi que leurs proches, ne doivent pas être repoussés en marge de la société mais tout devrait être fait pour qu’elles demeurent dans une société inclusive. » Pensez-vous que l’évolution de la société va dans ce sens ?
R.G. : Je ne sais pas. Notre société se cherche face au vieillissement. Elle tient deux discours parallèles. On évoque souvent les coûts du vieillissement et notamment de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées. L’augmentation de la CSG a électivement visé les retraités, y compris ceux atteints d’une maladie d’Alzheimer. Or parallèlement la République souligne les enjeux économiques du vieillissement : l’annexe de la loi sur l’adaptation de la société au vieillissement fait une large part à la « Silver économie » et emploie plus de 20 fois le terme de « Silver économie ». On peut ainsi lire dans le Journal Officiel : « Le champ de la Silver économie » est très vaste : il s’étend des technologies les plus avancées de la domotique et de la robotique jusqu’à l’habitat, la mobilité, le tourisme pour seniors…, en passant par les aides techniques les plus simples et toute la gamme des services de téléassistance ou bouquets de services. Son périmètre étant en expansion continue, puisqu’elle a vocation à irriguer tous les marchés, l’objectif est de structurer une industrie du vieillissement en capacité de répondre à un marché mondial de près d’un milliard d’âgés ». D’ores et déjà la Silver Economie est devenue une filière industrielle lancée en France en 2013 qui représente 92 milliards d’euros. Et il est prévu qu’en Europe de l’Ouest, les 60 ans et plus devraient générer plus de 60% de la hausse de la consommation d’ici à 2030. L’argent des personnes âgées, leurs retraites sont largement injectées dans la société avec des incidences majeures sur les industries et sur les emplois sans oublier bien sûr tous les emplois localisés dans les ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). En fait, le vieillissement et la maladie d’Alzheimer ne coûtent pas mais rapportent à la société. Une société inclusive n’est pas une société qui le proclame mais une société qui prend d’abord conscience que le vieillissement et les besoins nouveaux qu’il suscite sont une source de richesse : voilà de quoi fortifier et structurer les liens intergénérationnels. L’inclusion est d’abord de cœur. Je l’ai réalisé quand voici quelques années un petit groupe de personnes impliquées dans l’accompagnement des personnes malades d’Alzheimer et de leurs familles, dont un infirmier et une gériatre ont, en lien avec le Théâtre auditorium de Poitiers, ouvert le concert de Noël à des malades Alzheimer et à leurs familles, mêlés au public « ordinaire ». On prend alors la mesure d’une humanité commune et partagée que la maladie, enfin, ne divise plus ! Ceci m’avait inspiré un « billet éthique » que l’on peut consulter sur https://www.espace-ethique-poitoucharentes.org/obj/original_144032-cor-concert-de-noel-et-societe-inclusive.-dec-2016.pdf S’ouvre dans une nouvelle fenêtre. Certes des manifestations de ce type ne font pas la une des médias mais l’essentiel, comme disait Saint Exupéry, est de faire un pas, encore un pas…et, j’ajouterai, des pas feutrés dont l’empreinte ne se ressent que dans le silence qui sied à l’écoute de la musique.
EM : En plus de votre activité d’enseignement, vous êtes Directeur de l’Espace de réflexion éthique régional Poitou-Charentes S’ouvre dans une nouvelle fenêtre. Pouvez-vous nous citer une ou deux actions entreprises en 2018 ?
R.G. : Avec mes collègues des espaces éthiques du Limousin et de l’Aquitaine, il a fallu travailler à la construction de l’Espace de réflexion éthique de Nouvelle-Aquitaine, ce que nécessitait le redécoupage des régions. 2018 a aussi été sur le plan national l’année des débats publics préludant à une révision de la législation sur la bioéthique. Effectués en lien étroit avec le Comité Consultatif National d’Ethique, déclinés par chaque espace éthique dans son territoire, ils ont permis l’expression d’une éthique citoyenne.
J’ai pu aussi voir l’aboutissement de la rédaction d’un ouvrage sur « Les grandes questions de bioéthique », nourri par l’enseignement que j’ai donné depuis bien des années, mais aussi par une réflexion éthique vécue au contact des malades mais aussi des soignants, des chercheurs au sein d’un Comité d’éthique « institutionnel ».
EM : Votre livre est un ouvrage de référence, véritable « bible » pour acquérir des connaissances sur le cerveau, très pratique aussi avec ses schémas et questionnaires d’évaluation des patients … mais aussi littéraire et philosophique. Vos chapitres sont souvent ouverts par une citation, de Kant (chapitre 7 La cécité corticale et les agnosies visuelles) à Proust (Chapitre 14 Neuropsychologie de l’odorat et du goût). Aimez-vous écrire ? Avez-vous des projets en cours ?
R.G. : Oui bien sûr… j’aime lire… et écrire… Outre la 7ème édition de Neuropsychologie S’ouvre dans une nouvelle fenêtre, j’ai vu aboutir en 2018 quelques projets comme l’ouvrage que j’ai déjà évoqué sur « Les Grandes questions de bioéthique » et un ouvrage de dialogue avec Nicole Poirier qui se veut un lien entre l’approche neuropsychologique et l’approche humaniste des malades atteints d’Alzheimer. D’autres projets sont maintenant en « gésine »…
© 2018 Elsevier Masson SAS
L’auteur
Roger Gil est professeur émérite de neurologie à la faculté de médecine et de pharmacie de l’Université de Poitiers S’ouvre dans une nouvelle fenêtre et directeur de l’Espace de réflexion éthique régional Poitou-Charentes S’ouvre dans une nouvelle fenêtre.