Le déni de grossesse
France | 1 juin 2021
Par Anne-Claire Nonnotte
Nous vous proposons de découvrir un extrait de l'ouvrage Manuel de psychologie clinique de la périnatalité S’ouvre dans une nouvelle fenêtre
Le déni de grossesse du point de vue de l'obstétricienne
Pour les praticiens de l'obstétrique dont je suis, le déni de grossesse est connu depuis toujours, bien avant que les médias, au travers de procès retentissants pour infanticides, n'attirent l'attention du public sur cette question par un grand coup de projecteur. Ma première rencontre avec ce phénomène (car il s'agit bien d'un phénomène) remonte à une trentaine d'années, alors que j'étais interne, de garde en obstétrique, dans un centre hospitalo universitaire. Une femme, venue aux urgences générales pour de violentes douleurs abdominales, avait été dirigée à la maternité car elle était en train d'accoucher. Les choses s'étaient passées rapidement, dans la panique. Je me souviens de la stupéfaction et de la honte lisibles dans les yeux de cette femme, devant l'opprobre silencieux des sages-femmes, quand elle avait pénétré dans la salle de naissance. J'ai été appelée pour d'autres urgences. Quelques heures après, quand je suis revenue m'enquérir de ses nouvelles, elle avait déjà quitté l'hôpital en laissant son nouveau-né. Je suis restée avec une intense frustration, beaucoup de questions sans réponses. Désormais, je suis obstétricienne depuis 30 ans dans un service de soins de suite et de réadaptation (SSR) en périnatalité accueillant femmes enceintes et femmes venant d'accoucher avec leurs bébés, toutes ayant une maladie somatique ou psychiatrique, due à leur grossesse, ou non. L'accouchement lui-même n'a pas lieu sur place, dans le service, mais dans la maternité qui nous adresse la patiente.
Dans ce service, je me suis aperçue que ce phénomène de grossesse ignorée était beaucoup plus fréquent que je ne l'imaginais. En effet, avec les sages-femmes du service, nous accueillons :
en prénatal, des femmes ayant découvert leur grossesse à des termes variés, adressées par l'assistante sociale de leur maternité pour « grossesse non suivie, non déclarée », sous-entendu grossesse découverte après le délai légal de l'IVG ou de la déclaration de grossesse ;
en postnatal, des femmes, bien plus rares, ayant découvert qu'elles étaient enceintes en accouchant (déni total ou complet).
Dans un cas comme dans l'autre, nous intervenons après la levée du déni.
Dans la réalité, l'expression « grossesse non suivie, non déclarée » recouvre plusieurs entités bien différentes même si elles peuvent s'intriquer ou se succéder dans le temps.
Définitions : dissimulation, dénégation, déni total ou partiel
La dissimulation est le fait de cacher aux autres la réalité. La grossesse est connue par la jeune femme qui la cache à son entourage pour se protéger des réactions de celui-ci qu'elle estime dangereuses. Sa grossesse est normalement visible, elle la masque par des vêtements amples. La dénégation, c'est refuser de reconnaître une réalité comme vraie : c'est un processus défensif qui consiste à énoncer des désirs, des sentiments clivés de la réalité. On la rencontre surtout chez l'adolescente : la grossesse est connue, mais vécue comme impossible ; elle est alors « gommée », mise dans une case à part par la pensée magique.
Marion, 20 ans, hospitalisée en prénatal : après une enfance difficile, elle se retrouve enceinte. S'en doutant relativement tôt, elle fait un test de grossesse qui est positif… et redécouvre sa grossesse 2 mois après : « Je n'y ai pas cru, c'était pas possible », dit-elle gaiement par la suite. Comme si, en l'oubliant volontairement et avec force, elle allait pouvoir faire disparaître cette grossesse dérangeante. À force de faire « comme si », elle espère un miracle qui fasse tout redevenir comme avant : normal.
S. Marinopoulos (2007) parle d'un fonctionnement en deux temps : d'abord une prise de conscience de la réalité, puis une annulation de cette conscience. La personne coupe alors sa personnalité en deux : l'une sait, l'autre ne sait pas. Le déni de grossesse, dans les cas typiques, est bien différent. Le déni est un mécanisme de défense, un outil inconscient pour se protéger d'une perception traumatisante ou d'un désir inacceptable, inconcevable. Dans le déni de grossesse, la femme ne se sait pas enceinte, mais cette négation de réalité se fait de façon inconsciente, involontaire, la femme n'a pas prise. Lorsque sa grossesse lui est révélée pendant la grossesse, après 20 SA, on parle de déni partiel ; lorsqu'elle apprend sa grossesse en accouchant, on parle de déni total. Toutes les nuances peuvent exister/se succéder, y compris chez la même femme.
Audrey vient d'être hospitalisée en prénatal. Elle a 20 ans, et elle a découvert sa grossesse au 4e mois, au-delà du délai légal de l'IVG. Des saignements lui ont fait croire qu'elle avait ses règles. Le futur père est parti à l'annonce de la grossesse. Entre 4 et 8 mois, Audrey ne s'est pas fait suivre, n'a pas déclaré sa grossesse : elle tenait à la cacher à sa famille et elle a tenté de vivre normalement, de faire comme si de rien n'était, en l'«oubliant » elle-même pour être tranquille. À 8 mois, « ça » commence à se voir, alors elle s'adresse à une association qui s'occupe d'accompagner les femmes qui souhaitent confier leur bébé à l'adoption. La grossesse est déclarée, condition indispensable à son entrée dans le service, et elle invente pour ses parents un essai de colocation. Son projet est d'accoucher sous son nom et de faire adopter son enfant. Elle sera passée dans les trois phases que j'ai décrites. On peut se demander, avec C. Bonnet (2001), si la découverte de la grossesse après le délai légal d'IVG n'est pas une manière de protéger l'embryon.
Dans son référentiel psychanalytique, S. Missonnier (2012) parle d'un «non-accès » à l'ambivalence «névrotico-normale » de la femme enceinte dans ces situations de négations de grossesse avec déni ou dénégation
Quelles femmes le déni touche-t-il ?
D'après P. Salon et G. Nivard (2019), il survient chez deux femmes enceintes sur 1000, ce qui n'est pas négligeable, faisant remarquer qu'une pathologie est dite rare quand elle touche cinq cas sur 10000. Le déni touche aussi bien la très jeune primipare que la multipare de la quarantaine. Pour Pierronne et al. (2002), la moitié des 56 cas observés était primipare, l'autre moitié avait été enceinte au moins une fois avant de dénier leur grossesse. C'est un « accès de folie » qui survient chez une femme «normale » : il n'y a pas de pathologie mentale décelable – même si le déni existe aussi chez des femmes psychotiques, le plus souvent schizophrènes – et « la majorité (…) n'ont pas subi pour autant un traumatisme particulier dans leur enfance ou pour concevoir leur enfant » (Bayle, 2016). On le rencontre dans tous les milieux socioculturels, de la femme sans domicile fixe à la cheffe d'entreprise. C'est pourquoi autrefois, avant que le déni de grossesse ne soit vulgarisé dans le grand public, lorsque je racontais en famille ou avec des amis, souvent médecins eux aussi, ma fascination pour ce phénomène, s'ensuivaient des discussions houleuses. Incroyable comme ce sujet suscite les passions! En effet, selon eux, ces femmes trompaient leur monde, me manipulaient ou étaient « folles ». Comment peut-on ne pas se rendre compte qu'on est enceinte ? Jusqu'à l'accouchement! Fallait-il que je sois naïve… J'étais impuissante à leur faire entendre que ces femmes, que je rencontrais régulièrement dans ma pratique, étaient le plus souvent «normales », comme eux et moi, et c'est justement ce qui rend la chose si troublante. J'étais confrontée à ce que S. Marinopoulos (2007) appelle le déni du déni. J'ai fini par abandonner le sujet à l'extérieur du service. Ce sont les procès retentissants pour infanticide qui ont permis d'assouplir les positions de certains et faire du déni une sorte d'entité clinique à part. Du coup, les femmes ayant ignoré leur grossesse dans les premiers mois ont moins honte. Certaines annoncent presque fièrement, lorsque nous revenons ensemble sur l'histoire de leur grossesse : «Moi, j'ai fait un déni au début!»
Ce qui se passe dans le corps et rend le déni de grossesse incompréhensible ou la grossesse invisible
Ces femmes qui arrivent dans le service enceintes, sont encore bouleversées par la levée du déni. L'anamnèse lors de la première visite est tout à fait fascinante : cette grossesse de 4, 6 ou 7 mois de grossesse restait ignorée, les signes cliniques, rares ou pauvres, interprétés autrement. Quelques saignements font office de règles. Les mouvements actifs fœtaux, les contractions utérines ou les nausées de début de grossesse sont pris pour des troubles digestifs : « crise de foie », colique intestinale, gastro-entérite. La prise de poids maternelle est faible ou nulle
Parenthèse gynécologique
Il me faut ici ouvrir une petite parenthèse gynécologique pour expliquer comment une femme peut confondre des règles avec des saignements. C'est en effet ce qui apparaît comme le plus invraisemblable y compris aux soignants, et en particulier aux hommes. Normalement, une femme a des règles tous les 28 jours, régulièrement ; elle est habituée à une quantité et à une durée de saignements qui lui sont propres, le plus souvent 4 à 7 jours, d'abondance faible le premier jour, puis plus ou moins importante, associés ou non à des douleurs menstruelles plus ou moins intenses. Ces caractéristiques personnelles sont notées dans son dossier gynécologique. Ce sont précisément elles qui permettent au médecin de faire un diagnostic différentiel entre des règles et des saignements. Le diagnostic n'est pas toujours aisé. En effet, une quantité non négligeable de femme, je dirais 20 %, a spontanément des cycles plus longs que 28 jours, ou irréguliers, allant de 28 jours à plusieurs mois. Parfois aussi, la femme qui a pris la pilule longtemps, ou qui l'a débutée très tôt, ne se souvient plus comment étaient ses véritables règles avant la pilule. En effet, les « règles » sous pilule sont modifiées, elles sont régulières, moins abondantes, moins douloureuses, voire indolores : la pilule est même une indication dans les dysménorrhées des jeunes filles. Les règles sous pilule sont d'ailleurs de fausses règles : ce sont en réalité des hémorragies de privation (c'est la privation hormonale à l'arrêt de la pilule qui déclenche l'hémorragie). Tout se complique quand la pilule entraîne elle-même des saignements, certes de faible abondance, appelés spotting, ou que la prise irrégulière du fait d'oublis de la contraception amène des pertes de sang en dehors de la période de règles. Enfin, il faut savoir que toutes les femmes appellent « règles » tout saignement issu de leur vagin quelle qu'en soit l'origine, quelles qu'en soient les caractéristiques, qu'elles soient sous contraception orale, porteuses d'un stérilet ou non. La grossesse se définissant comme une absence de règles, elle peut passer inaperçue au début, quand la femme est habituée à un cycle long ou très irrégulier ou bien quand elle a des saignements de début de grossesse qu'elle prend à tort pour des règles. Ce sont en fait des saignements possiblement dus à l'implantation de l'œuf dans la muqueuse utérine, à une inflammation du col de l'utérus, ou encore à un décollement limité d'un placenta bas inséré.
Les modifications physiques
Ce qui est si étonnant dans le déni de grossesse, c'est comment le corps de la femme ignorant qu'elle est enceinte « joue le jeu de son psychisme » (Marinopoulos et Nisand, 2011). Ces grossesses sont invisibles, et pas seulement chez les femmes ayant un surpoids, comme on aurait tendance à le penser. Même chez les femmes maigres, la grossesse ne se voit pas, y compris pour un œil médical ou conjugal. C'est ce que S. Marinopoulos (2007) appelle « la contagion du déni ». D'ailleurs, lors de mon arrivée dans le service, les sages-femmes m'avaient fait remarquer combien le ventre de ces femmes, à qui leur grossesse venait d'être révélée, était plat à leur entrée dans l'unité prénatale. Dès le lendemain, il s'arrondissait. En 2 jours sa rondeur, la hauteur utérine, correspondaient au terme. I. Nisand (Marinopoulos et Nisand, 2011) explique très bien comment la position de l'utérus vers le haut et l'arrière de l'abdomen, son maintien par la sangle abdominale permettent au ventre de rester plat, même avec un fœtus de calibre normal (figure 6.1). «Les muscles grand droits de l'abdomen, véritable gaine vivante et puissante, se tendent et se musclent progressivement pour que le profil de la femme ne se modifie pas de jour en jour. Ainsi, l'utérus de plus en plus lourd et volumineux se trouve adossé vers l'avant à un véritable mur musculaire. Impossible pour lui, comme chez les autres femmes, de s'incliner vers l'avant (…). Et la croissance de l'utérus, qui reste bien réelle, ne peut qu'utiliser l'espace situé au-dessus de lui en refoulant les anses grêles et de l'intestin vers le haut. L'utérus reste debout au lieu de s'incliner vers l'avant. Il y a tout autant de place pour l'enfant, ce qui explique que ces bébés issus de dénis de grossesse n'ont pas de retard de croissance intra-utérin.56 »
Pour se convaincre de cette puissance du lien psyché–soma, je fais le parallèle avec le phénomène exactement inverse, plus connu, me semble-t-il, communément appelé « grossesse nerveuse ». Il s'agit d'une manifestation, là aussi très étonnante, incompréhensible, du corps soumis à la volonté de l'inconscient, dans un registre plus hystérique que psychosomatique. La femme désire tellement être enceinte – ou craint tant de l'être – que son corps fait croire qu'il est gravide : le ventre grossit, les règles s'arrêtent, les signes fonctionnels de grossesse, comme les nausées, sont présents. Parfois même, la femme ressent ce qu'elle prend pour des mouvements actifs fœtaux, qui sont en réalité des mouvements intestinaux (exactement l'inverse de ce que nous avons précédemment décrit dans le déni). Ce mirage de grossesse est stoppé rapidement désormais, grâce aux tests sanguins et aux échographies. Les histoires de grossesses nerveuses allant jusqu'à l'accouchement, comme celle racontée par E.-E. Schmitt dans La femme au miroir (2011), qui se passe à Vienne lors des débuts de la psychanalyse, ne se voient plus. Mais on rencontre des femmes, avec ou sans contraception, qui, sceptiques devant la négativité du test de grossesse, le renouvellent plusieurs fois, allant jusqu'à l'échographie qui révèle un utérus vide, bien sûr. Il s'agit là, à mon sens, d'une forme moderne, a minima, de grossesse nerveuse. À l'opposé, d'autres femmes que l'on rencontre également en consultation de gynécologie, utilisent plusieurs moyens de contraception à la fois : pilule et préservatifs, voire, comme je l'ai vu récemment, pilule et stérilet. La crainte de « faire un déni » n'y est parfois pas étrangère, comme me l'ont déjà exprimé certaines très jeunes femmes. Pour en revenir au déni de grossesse, le corps de la femme reste muet tant que le déni n'est pas levé, c'est-à-dire tant que la grossesse n'est pas nommée «Madame, vous êtes enceinte », et pas conscientisée « je suis enceinte ». En d'autres termes, la grossesse est physiologique, mais aussi psychique (Salon et Nivard, 2019)
56 S. Marinopoulos et I. Nisand, 2011, p. 74-75.
Ce qui ne se passe pas dans le psychisme en cas de déni de grossesse : l'espace psychique de gestation
Nous le constatons tous les jours dans notre clinique, et les auteurs cités – Bayle, Marinopoulos, Missonnier – le théorisent fort bien : à la grossesse physique correspond, indissociable, la gestation psychique. Ses modalités se développent progressivement dans un subtil pas de deux entre « je suis enceinte » et « je porte un bébé dans mon ventre », soit entre l'indifférenciation et la reconnaissance de l'altérité du bébé. Ces dispositions oscillent selon la progression du terme, bien sûr, la perception des mouvements actifs fœtaux (MAF) en est un temps fort, mais pas seulement, une femme pouvant très bien se sentir « toute une » juste avant d'accoucher, afin de savourer justement les derniers instants avant de «devenir deux » (Salon et Nivard, 2019). Cet « espace psychique de gestation» n'existe pas dans le déni de grossesse, et cette absence va de pair avec l'invisibilité de la grossesse physique.
Le choc de la levée du déni
Dans tous les cas de déni véritable, l'annonce de la grossesse stupéfie les femmes, « elles tombent de l'armoire » ai-je coutume de dire, tellement il est difficile de décrire l'intensité de ce choc. Pour en expliquer la violence susceptible de laisser des traces si aucun soignant ne peut l'accueillir, je citerai S. Missonnier (2012) – «La révélation de la grossesse impose la violente défaite de la stratégie défensive et menace gravement l'homéostasie biopsychique » – avec mes mots : la femme est comme mise à nu et son système de défense, explosé. Elle est submergée par un tsunami d'émotions simultanées : détresse et désarroi, honte et culpabilité, incompréhension et solitude…
Quand la levée du déni a lieu lors de l'accouchement
L'endroit où aura lieu cette effraction de la réalité est capital : seule dans ses toilettes ou aux urgences de la maternité, l'issue ne sera pas la même. Ce sont, en effet, ces premières situations qui sont à risque d'infanticide, ce qui ne signifie pas que l'accouchement à domicile s'accompagne systématiquement de néonaticide, loin s'en faut (Moins de 1 % des dénis d'après Salon et Nivard, 2019). D'ailleurs la mort fœtale ou néonatale peut survenir involontairement à la suite de complications obstétricales, lors d'un accouchement traumatique car sans aide extérieure. S. Marinopoulos et I. Nisand (2011) expliquent comment cet accouchement est à haut risque pour le fœtus lorsque l'extraction n'est pas dirigée par les mains de l'accoucheur, mais le fœtus/nouveau-né tiré hors de son corps par la femme, débordée par la douleur et la panique. On peut aussi imaginer que la femme, envahie par cette douleur d'une intensité comme elle n'en a jamais connu, seule, souvent sur ses toilettes, est totalement dépassée lorsqu'elle se voit donner naissance à un bébé dont elle ignorait la présence. Un bébé qui crie et qu'il faut faire taire… Récemment, le cas d'une femme ayant accouché seule, sous sa tente, en plein Paris, d'un bébé retrouvé mort, a défrayé la chronique. Lors d'une étude que nous avions menée dans le service sur des femmes ayant accouché sous X, et qui, pour la grande majorité, avaient déclaré tardivement leur grossesse, il apparaissait clairement que leur accouchement était particulièrement rapide ; il se pourrait que les contractions utérines ne soient ressenties que lors de la phase terminale du travail, ce qui expliquerait qu'elles se fassent surprendre et accouchent à domicile, ou arrivent à la maternité déjà à dilatation complète. Ces femmes auraient-elles un seuil perceptif différent, comme le suggère B. Bayle (2012), à titre d'hypothèse ? Serait-ce une de ces raisons qui expliqueraient l'absence de perception des MAF? Probablement pas, et cette non-perception ou cette rationalisation de la douleur comme des MAF est due au processus psychique même du déni, qui résulte du clivage du Moi : ce dernier «permet de maintenir deux positions contradictoires, tel reconnaître une chose et la nier » (Dayan et al., 1999). En fin de compte, l'« incroyable soumission du corps à la psyché » (Marinopoulos et Nisand, 2011) reste la règle, y compris lorsque la réalité de l'enfant se fait plus insistante et radicale.
L'indispensable accompagnement des professionnels en périnatalité
Une grossesse découverte après 20 SA doit être prise en compte avec un regard empathique et bienveillant, mais aussi vigilant, au-delà du rattrapage des formalités administratives. Autrefois, ces femmes souffraient affreusement de ne pas être crues, d'être prises pour des menteuses, des affabulatrices, se sentant anormales et honteuses puisque ne comprenant pas elles-mêmes ce qui leur était arrivé. Désormais, pour la plupart, elles présentent un symptôme – presque – comme un autre. Symptôme qu'il ne s'agirait toutefois pas de banaliser. Les coups de balancier sont en effet fréquents dans ce genre d'affaires, rendant ce qui était considéré à tort comme monstrueux quelque temps auparavant, anodin tout autant à tort… Le déni de grossesse doit être une alerte pour les acteurs en périnatalité ; les femmes qui ont dénié leur grossesse doivent être accompagnées, sans stigmatisation, afin de s'assurer que la relation mère–bébé s'installe sur de bonnes bases, ce qui semble être le cas pour la majorité d'entre elles, au prix d'une culpabilité maternelle (ou grâce à cette culpabilité ?). Mais pour certaines, cause ou conséquence du déni, la relation mère–enfant a du mal à s'instaurer :
cause : lorsque cette femme-là ne peut engager le processus de parentalisation à ce moment-là, pour ce bébé-là, et que le déni est l'expression de cette impossibilité. La déclaration tardive de grossesse peut être le révélateur d'un souhait de faire adopter le bébé, anonymement ou non. Cette proposition devrait être faite systématiquement devant toute négation de grossesse survenant au-delà du 1er trimestre ; 5 % des mères choisissent cette option (Salon et Nivard, 2019);
conséquence : parce que le temps du déni raccourcit d'autant celui de la grossesse ; on voit bien la difficulté de certaines mères qui accouchent prématurément. Une grossesse trop courte empêche la mère d'anticiper suffisamment la venue de l'enfant et nécessite un étayage bienveillant et patient…
Je me souviens de Christel, jeune femme enceinte hospitalisée dans le service prénatal. Elle a découvert sa grossesse à 6 mois et demi. Son projet à l'entrée était d'accoucher dans le secret. Elle était très déterminée, «n'ayant aucun temps à perdre » avec cet enfant. Le temps de son hospitalisation, sa mère et son petit ami, père du futur bébé qui vivait en province, l'ont convaincue de garder l'enfant. Ce qu'elle a fait. Elle est revenue en postnatal, car nous considérons toutes les rétractations comme des situations à risque de placement ultérieur (le risque est d'une fois sur deux) méritant un suivi, soit en secteur, soit en unité mère–bébé. La rétractation peut avoir lieu avant l'accouchement, le jour de l'accouchement, ou, légalement, dans les deux mois qui suivent la naissance. En une à deux semaines, Christel nous a montré clairement par des signes inquiétants à quel point cet enfant la persécutait. Elle tenait son bébé par les pieds au-dessus d'une poubelle sous les yeux de sa référente, avant de le lui jeter dans les bras : «Gardez-le ! » Elle a été très soulagée qu'on lui propose de se séparer de l'enfant, un mois après sa naissance. Celui-ci a été reconnu par son père qui l'a emmené avec lui en province. Christel est partie, légère, faire un stage de poney.
Pour un accompagnement adapté, sur mesure Les cliniciens qui ont rencontré ces femmes ne peuvent pas penser une seconde qu'elles simulent. Nous ne comprenons pas, c'est difficile à admettre pour des soignants, mais c'est ainsi. Aborder ces femmes nécessite beaucoup de subtilité et d'humilité. Afficher que leur histoire est invraisemblable, qu'elles se doutaient forcément qu'elles étaient enceintes en voulant les faire « avouer », en les mitraillant de questions, ne fait que renforcer leurs défenses et les enfermer durablement dans leur mutisme. Je pars du principe que c'est la patiente mon enseignante, que c'est elle qui possède la connaissance sur elle-même, et non pas moi. C'est cette « virginité » devant chaque nouvelle femme rencontrée, ressentie par elle, qui lui permet de parler, souvent dès la première fois, de ce qui s'est passé pour elle pendant les mois qui ont précédé l'annonce qu'elle était enceinte. Il faut noter aussi l'importance des silences. Comme en musique, les silences sont féconds. Parfois, ils sont difficiles à supporter par les autres soignants qui m'accompagnent lors de la visite, qui ont tendance à le combler avec des questions, des gestes, ce qui brouille la pensée. Le silence est du temps donné, il permet à la patiente de se sentir considérée comme sujet, actrice de son histoire, il permet à sa pensée de s'élaborer et d'être exprimée. La confiance que ces femmes nous font en nous livrant l'indicible est pour nous un véritable cadeau pour notre humanité et notre clinique.
P. Salon et G. Nivard (2019), toutes deux psychologues dans le service, constatent que les professionnelles femmes que nous sommes, confrontées à ces situations « éberluantes », ont une réaction en deux temps :
la première, spontanée, instinctive, personnelle qui dit, ne serait-ce que pendant une seconde : «Quoi? mais… elle ne s'est rendu compte de rien? Je ne peux pas le croire…! » ;
la seconde, professionnelle, qui ne peut surgir que si l'on s'est autorisé ce premier mouvement, en l'accueillant comme tel, là aussi avec bienveillance. C'est à ce prix que l'accompagnement adapté, individuel et collectif de l'équipe, peut se mettre en place.
Quelques cas cliniques
Magda a une trentaine d'années. Elle accouche seule dans sa chambre d'hôtel. Elle y reste deux semaines, avec le bébé qu'elle allaite… et son placenta, jusqu'à ce que l'hôtelier, inquiet, la découvre et appelle la police. C'est ainsi qu'elle arrive dans notre service avec l'enfant. Nous apprenons que Magda est schizophrène, en rupture de suivi et de traitement psychiatriques depuis le début de la grossesse, vraisemblablement pour la cacher par crainte du placement. Très rapidement après son arrivée, elle se décharge des soins sur le personnel soignant et fait une décompensation de type érotomaniaque sur un jeune médecin. Hospitalisée dans son service psychiatrique référent, nous organisons une visite du bébé à sa mère ; cette rencontre les désorganise profondément et durablement toutes les deux. Par la suite, nous demandons un placement judiciaire du bébé.
Myriam, dont nous ne sommes pas certaines qu'il s'agisse d'un déni réel, est âgée de 19 ans. Arrivée depuis peu de temps d'un pays d'Afrique, elle vit dans un petit appartement à Paris avec toute sa famille. Personne dans son entourage n'a remarqué qu'elle était enceinte. Elle accouche dans la salle de bain, efface toutes les traces de sang, enveloppe le poupon et part, le placenta encore dans l'utérus, déposer le bébé bien vivant près d'une pharmacie. Elle est retrouvée parce qu'elle saigne abondamment. Sa tante, inquiète, l'amène à l'hôpital. Là, le diagnostic est facile, bien qu'improbable : un placenta sans bébé ! il faut faire une délivrance artificielle (on enlève manuellement le placenta qui ne s'est pas décroché tout seul) dans le service de maternité. Le parallèle est vite fait avec le bébé retrouvé sans mère. Il est amené le jour même dans la chambre de Myriam à la maternité. Et celle-ci n'a d'autres choix que d'être hospitalisée dans notre service avec son nouveau-né, ce nouveau-né qu'elle n'a pas voulu garder, mais dont elle a désiré la survie en le déposant près de la pharmacie. Ce rapprochement forcé mère– enfant est insupportable pour la jeune femme au point de la rendre suicidaire. Dans ce cas, la famille, très choquée, refuse l'adoption du bébé que nous avions commencé à travailler avec la mère. L'intervention de l'ethnopsychiatrie permet une réintégration de la mère et de l'enfant au domicile familial.
Brigitte a 42 ans. Elle est mariée, vit avec son mari dans la région parisienne. Elle souffre depuis dix ans d'une maladie neurologique évolutive qui lui rend la marche extrêmement difficile. Elle est suivie mensuellement par son neurologue. Un matin d'été, accompagnée de son mari, très inquiet, elle consulte aux urgences d'un grand hôpital pour de violentes douleurs abdominales. Ils pensent à une occlusion intestinale. Rapidement, l'équipe des urgences se rend compte qu'elle est en train d'accoucher. Amenée en salle de travail, elle accouche d'un petit garçon au terme approximatif de 7 mois. Abasourdi, le couple ne reconnaît pas ce bébé, au sens propre comme au sens figuré. La psychologue de néonatologie rend visite aux parents qui lui confirment leur désir de faire adopter le bébé. Puis la psychologue part en vacances. Trois jours passent. Le père, poussé par sa femme, va reconnaître leur fils. Comme sou nt, malheureusement, pour les équipes débordées de travail, la pathologie du déni est effacée par la reconnaissance de l'enfant : on considère le problème réglé, « incroyable histoire qui finit bien». Le lendemain, le couple rentre à la maison avec le bébé. C'est la psychologue qui, revenant de vacances, s'enquiert de nouvelles, donne l'alerte au secteur qui nous adresse la dyade, à juste titre, pour évaluer et accompagner la relation parents–enfant. Leur histoire est poignante : mariés depuis près de vingt ans, ils avaient longtemps essayé d'avoir un enfant et avaient même fait plusieurs tentatives de FIV. En vain. Puis la maladie était arrivée et ils avaient renoncé au projet d'enfant : lui était parti travailler dans un pays européen voisin ne revenant qu'en fin de semaine ; lorsque la maladie était devenue handicapante, la femme avait dû arrêter son travail et son mari était revenu travailler en France. Pour eux deux, la grossesse était devenue impensable et n'était plus souhaitée. J'ai un souvenir très précis de cet homme racontant, lors de la première visite, le choc et la honte mêlés au moment de l'accouchement de sa femme. Sa honte de ne s'être rendu compte de rien, ce qui a beaucoup étonné tout son entourage et les soignants, avec le reproche implicite qu'il sentait derrière leur perplexité. D'autant que sa femme est très mince, pour ne pas dire maigre. Le neurologue consulté peu de temps avant l'accouchement n'avait rien décelé non plus, mais il est vrai que son examen clinique ne nécessite pas de déshabillage… C'est ce qu'on appelle la contagion du déni.
Pour conclure, je citerai à nouveau S. Marinopoulos et I. Nisand (2011) : « Si le symptôme du déni, qui annule toute réalité, se rapproche des fonctionnements des personnalités psychotiques, les similitudes s'arrêtent là. Une femme névrosée peut en effet utiliser une défense massive, une protection de ce type. On se retrouve alors avec une personnalité névrotique qui use du déni, comme si sa structure névrotique allait puiser dans un noyau psychotique actif pendant ce moment spécifique de la grossesse, et ce, sur un mode transitoire. » Véronique Courjault, lors de son procès pour une série de trois néonaticides, parlait de «dissociation entre son corps et sa tête » (lepoint.fr, 15 juin 2009)…
Quelles que soient les explications données à ce phénomène complexe, qui reste entaché de mystère, la fréquence de sa survenue montre à quel point il s'agit d'un problème de santé publique réclamant des mesures de prévention. Celles-ci consisteraient en premier lieu à accueillir et à accompagner humainement ces femmes dès l'annonce de leur grossesse, sur les plans médical, social et psychologique. Un accompagnement qui ne les stigmatise pas et qui refuse de voir en elles des menteuses, voire des monstres, ou encore des femmes potentiellement meurtrières du fait de rarissimes cas de néonaticides. Pour autant, il ne s'agit pas de banaliser ce symptôme. Il faut œuvrer pour que les dénis de grossesse ne soient plus un tabou, sinon la culpabilité douloureuse des femmes qui y sont exposées s'en trouve accrue. Les acteurs en périnatalité doivent également prendre garde au mythe de la mère idéale, nécessairement bonne et bienveillante, car il est alors impossible de percevoir les profondeurs parfois plus ombragées de l'inconscient maternel. Une femme n'est pas toujours capable d'accueillir son enfant, au moment où elle l'a conçu, puis porté. Il nous faut accepter ces limites humaines de la maternalité. Enfin, il serait nécessaire de suivre les « enfants du déni » et la relation parents/enfants de façon personnalisée, dans l'environnement propre de chaque dyade. En effet, si de nombreuses femmes ayant dénié leur grossesse « adoptent » leur nouveau-né, parfois très rapidement, d'autres le font adopter, et certains de ces enfants sont placés. Ces situations très diverses méritent d'être accompagnées, avec tact et sans intrusion. Le clignotant «déni de grossesse », en donnant l'alarme, devrait déclencher une évaluation interdisciplinaire, au cas par cas, dans la durée, sans s'arrêter au jour de l'accouchement ou de la reconnaissance de l'enfant. Toutes les difficultés de la prévention dans ce domaine, comme dans d'autres, se retrouvent alors dans la remarque de S. Missonnier (2012) : «La frontière est étroite entre une prévention bien tempérée et une investigation suspicieuse aliénante. »
M. Blazy : est gynécologue-obstétricienne, praticien hospitalier à l’hôpital du Vésinet, dans le service de soins en périnatalité qu’elle a dirigé pendant près de trente ans. Anne de Truchis lui a succédé comme chef de service en 2020. Ce service hospitalier, très particulier, et même unique en France jusqu’en 2010, accueille des patientes enceintes ou venant d’accoucher, en hospitalisation conjointe avec leurs nouveau-nés pour un séjour d’environ deux mois. Ces hospitalisées sont adressées par les maternités de la région parisienne, voire de province. Les accouchements ne se font pas sur place mais dans la maternité d’origine. Les raisons d’hospitalisation : toute pathologie somatique, obstétricale ou psychiatrique atteignant la mère et pouvant retentir sur la relation mère/bébé, ainsi que la pathologie fœtale ou néonatale. La précarité sociale est souvent présente et constitue un facteur aggravant. L’équipe est interdisciplinaire (médecins généralistes, obstétricien, pédiatre, psychiatre et pédopsychiatre, psychologues, psychomotricienne, assistantes sociales, sages-femmes, infirmières, auxiliaires de puériculture) afin de soigner la mère, le fœtus/ bébé, et la relation parents/enfant. Un hôpital de jour a été créé en 2019.
Manuel de psychologie clinique de la périnatalité S’ouvre dans une nouvelle fenêtre © 2021, Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés
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