Les besoins du Moi
1 décembre 2023
Par Anne Claire Nonnotte
Nous vous proposons de découvrir un extrait du Manuel de la pratique clinique en psychologie et psychopathologie S’ouvre dans une nouvelle fenêtre
«Les besoins du Moi»
Dans les chapitres précédents, nous avons évoqué à diverses reprises l'importance du concept de «besoin du Moi » dans la pratique clinique en situation limite ou extrême. Si ce concept est crucial dans la clinique des souffrances narcissiquesidentitaires et les stratégies de survie qu'elles impliquent bien souvent, sa pertinence dépasse largement ce simple registre. Bien que proposé par D.W. Winnicott voici bien des années, le concept de «besoin du Moi » n'est pas suffisamment courant dans la clinique et la psychanalyse française pour faire l'impasse sur une réflexion un peu approfondie sur ce qu'il signifie et implique, d'autant plus qu'il n'est pas défini précisément par son créateur et qu'il faut extraire le sens qu'il peut prendre de ses textes et des contextes de son utilisation. Les réflexions que je propose sur ce concept, qui me paraît fondamental pour la théorie de la pratique clinique, restent vectorisées par le fil rouge de ma tentative pour commencer à proposer une théorie générale de la pratique clinique : le travail clinique vise à optimiser l'intégration des expériences subjectives par la symbolisation et l'appropriation subjective de celles-ci.
La question théorique du concept de «besoin» et «l'analyse du Moi»
Si le moteur de la symbolisation est la nécessité devant laquelle se trouve la psyché humaine de métaboliser les mouvements pulsionnels et les désirs qui accompagnent ses expériences subjectives pour les intégrer, cette tâche ne peut s'accomplir sans que soient fournis au Moi les moyens de réaliser ce travail d'intégration. Cette intégration ne peut en effet s'effectuer n'importe comment ni dans n'importe quel contexte, un certain nombre de conditions doivent être remplies pour que ce travail soit mené à bien : ces conditions définissent ce dont le Moi a « besoin» pour un fonctionnement intégratif suffisamment bon. La notion de besoin a eu une relative mauvaise presse dans les milieux cliniques dans la mesure où une partie de ce qui relevait d'une «logique du désir» a menacé à une certaine époque d'être rabattue sur le registre du besoin. Dans le débat en question, le besoin était alors entendu dans le seul registre de l'autoconservation corporelle, donc comme besoin corporel. L'urgence était alors de dégager la spécificité du registre du désir et de ses «logiques» de celles du besoin avec lesquelles elles menaçaient d'être confondues. Mais du coup, le besoin est apparu comme «hors champ» clinique et en effet on peut considérer qu'à strictement parler le besoin corporel n'est pas dans le champ de la clinique psychanalytique. Mais le champ du besoin ne concerne-t-il que le domaine du besoin corporel? Comme nous allons le voir l'importance accordée par Freud à partir de 1921 à «l'analyse du Moi» contraint à une réévaluation du concept de besoin qui ne peut plus être simplement envisagé du seul point de vue corporel. Pour bien saisir les enjeux de cette question, rappelons rapidement quelques points de l'évolution des théories des pulsions dans la pensée de Freud qui semble aller dans le sens de donner toujours plus d'importance au sexuel dans la vie psychique, mais finira par rencontrer la question du Moi, de son développement et de sa conservation. La première théorie des pulsions opposait les pulsions sexuelles aux pulsions dites du Moi ou de l'autoconservation, alors entendue principalement comme autoconservation corporelle, dans la mesure où le Moi n'a pas encore fait son entrée officielle dans la métapsychologie et que son usage reste descriptif. Puis, avec l'introduction de la problématique narcissique (1914), une première bascule conduisit à la deuxième théorie des pulsions – car il y en a trois contrairement à ce que l'on voit souvent affirmé par ceux qui confondent les deux métapsychologies avec la théorie des pulsions S’ouvre dans une nouvelle fenêtre – dans laquelle le sexuel est soit tourné vers l'objet – la libido est alors dite objectale – soit vers le sujet – la libido est alors dite narcissique. Le Moi comme concept métapsychologique, et donc doté d'un investissement spécifique, fait aussi son apparition. Les pulsions sont donc toutes « sexuelles » dans la deuxième théorie des pulsions et l'autoconservation de la première théorie ne saurait plus être opposée aux pulsions sexuelles, le narcissisme introduit l'idée d'un sexuel dirigé vers le sujet, l'autoconservation représente alors l'une des manières par lesquelles le sujet « s'aime » lui-même, le développement de l'auto-érotisme et de la théorie de l'animisme premiers est passé par là. Enfin, en 1920, Freud propose une troisième théorie des pulsions et il introduit la célèbre opposition entre pulsion de vie et pulsion de mort et tout le sexuel, aussi bien objectal que narcissique, bascule alors du côté des pulsions de vie. Peu à peu donc les pulsions d'autoconservation disparaissent dans leur spécificité, elles sont subverties par l'importance donnée aux formes du sexuel. En fait, elles disparaissent dans leur appellation mais sûrement pas dans leur fond car d'une certaine manière l'opposition pulsion de vie/ pulsion de mort leur redonne une place fondamentale en faisant de la « vie », et donc de l'autoconservation de celle-ci, l'enjeu même du sexuel et des pulsions de vie. C'est l'année suivante, en 1921, que Freud S’ouvre dans une nouvelle fenêtre introduit l'idée d'une « analyse du Moi », puis en 1923 que le concept de Moi sera complètement introduit dans la métapsychologie et que donc se pose le problème spécifique de son autoconservation. La notion d'une « analyse du Moi » n'est pas une tocade ponctuelle dans la pensée du créateur de la psychanalyse puisque dans les écrits très tardifs de la fin de sa vie il continue d'évoquer ce qu'il nomme alors « les fragments d'analyse du Moi ». Mais que veut dire « analyse » du Moi? Sans doute l'analyse de son fonctionnement et c'est là l'une des pentes de la psychanalyse française contemporaine. Mais à partir du moment où l'on se penche sur le fonctionnement du Moi, il est bien difficile de faire l'impasse sur ce qui est requis pour celui-ci. Le concept de « besoin du Moi » me paraît être indispensable à un projet « d'analyse » du Moi ou simplement de prise en compte de son fonctionnement ce qui est essentiel à une pratique fondée sur l'appropriation subjective. Dans une perspective plus résolument clinique cette fois, on a pu aussi faire remarquer, après Freud, que dans tout un secteur de la psychopathologie et sans doute même dans tout un secteur de la vie elle-même, l'opposition désir/besoin n'était guère pertinente et qu'elle prenait surtout sens au sein des fonctionnements les plus complexifiés et diversifiés de la psyché. C'est que la question relève aussi de la manière dont le sujet « catégorise » ses mouvements internes, la manière dont il les ressent et les « théorise ». L'opposition du désir et du besoin, «pour un sujet », est donc relative à l'état de son fonctionnement psychique, c'est une conquête des ponts avancés de la différenciation psychique, pas une donne intrinsèque à la vie psychique. Cela même si, d'une certaine manière, on peut souligner, comme nous le verrons, une certaine «objectivité » de certains besoins, même si on peut aussi «désirer » ce dont on a besoin. Venons-en au concept de «besoin du Moi» proposé par D.W. Winnicott. On doit, en effet, à cet auteur d'avoir le premier proposé un concept pour définir ce qui est nécessaire à la psyché pour se maintenir et produire le travail d'intégration qui lui incombe. Mais nous l'avons rapidement évoqué plus haut, comme souvent quand il propose un nouveau concept D.W. Winnicott ne donne pas de définition précise du concept qu'il avance. C'est sans doute que les «besoins du Moi» varient en fonction des sujets et de leur degré de développement psychique et que la notion lui paraît, dès que formulée, à ce point évidente qu'elle peut se passer d'une définition précise. Cela ne nous empêche pas de chercher maintenant, et en cohérence avec notre projet, à cerner plus précisément, au-delà de son apport, ce que recouvre le concept qu'il propose. La particularité du concept de Winnicott est de souligner que la psyché a ses besoins propres, qui sont requis par son travail spécifique, et donc que le «besoin» ne concerne pas seulement les besoins corporels, mais aussi les «besoins psychiques ». S'il y a une « réalité psychique » spécifique, il y a des «besoins psychiques » spécifiques, et l'idée de «besoins du Moi » souligne l'enjeu de subjectivation qu'ils comportent. Comme Winnicott, comme nous l'avons dit, ne définit pas le concept, il se contente de l'utiliser, et il nous faut déduire de ses contextes d'apparition ce qui pourrait être une définition. On peut déduire de l'utilisation qu'il en propose une définition de départ, à partir de laquelle le concept peut être creusé : le Moi, le Moi-sujet, a besoin qu'un certain nombre de conditions soient remplies pour pouvoir faire son travail d'intégration des expériences auxquelles il est ou a été confronté. Dans la cohérence de notre démarche, qui consiste à centrer autour de l'intégration par la symbolisation et l'appropriation subjective les enjeux du travail clinique, nous sommes conduits à définir les besoins du Moi comme : « l'ensemble des conditions du travail de symbolisation et d'appropriation subjective, aussi bien primaire que secondaire ». On peut donc définir les «besoins du Moi » comme l'ensemble de ce dont le Moi-sujet a besoin pour accomplir son travail de mise en forme, en scène et en sens de l'expérience subjective vécue, ce qui lui est nécessaire à un moment donné pour la symbolisation et l'appropriation subjective de celle-ci. C'est dire que, pour métaboliser subjectivement son expérience, pour l'intégrer, le sujet, en particulier le Moi de l'enfant mais pas seulement, doit rencontrer un certain nombre de conditions, intrinsèques certes (par exemple l'intensité d'excitation doit être maintenue à un niveau « contenable ou mieux "liable" » par la psyché) mais pas seulement, il y a aussi des conditions externes. Celles-ci nous intéressent tout particulièrement quand nous cherchons à penser ce que le clinicien doit fournir au sujet, au « sur-mesure » de ses besoins pour qu'il puisse métaboliser ses expériences traumatiques ou difficiles. Une telle réflexion est aussi très utile quand il s'agit de construire ou co-construire les différents détails du mode de présence « sur mesure » du clinicien et de son dispositif lui-même. La souffrance psychopathologique dérive des besoins du Moi insuffisamment pris en compte ou satisfaits ou encore insuffisamment « reconnus ». Si l'on peut « frustrer » un sujet au niveau de la réalisation de ses désirs (c'est ce qu'on appelle « castration symbolique » et qui concerne par exemple le problème des limites du Moi), on ne doit jamais frustrer un sujet au niveau des besoins du Moi. Un travail de repérage et de listage (un diagnostic) des besoins du Moi, trop peu soutenus chez le sujet, est indispensable à l'organisation de la réponse que le clinicien doit apporter. Comme le souligne A. Green (2002), l'analyste «doit donner la réponse que l'objet aurait "dû" apporter », et ceci concerne aussi bien les besoins historiques que les besoins « actuels », ceux qui sont repérés et ceux qui ne sont pas repérés (inconscients) par le sujet lui-même. Pour commencer à explorer plus avant ces conditions, on peut partir de la question du traumatisme psychique, car ce qui caractérise les situations traumatiques est précisément que certaines des conditions n'étant pas remplies, le travail psychique d'intégration de l'expérience subjective est sidéré ou réduit à sa plus simple expression. Le traumatisme n'existe pas comme un « en soi », il résulte du caractère non intégrable, pour ce sujet-là et à ce moment-là de son histoire, de l'expérience qu'il traverse. Freud a souligné qu'une des conditions pour qu'une expérience soit intégrable était le niveau d'excitation pulsionnelle qu'elle comportait. Quand l'excitation est trop importante ou les impressions laissées par l'expérience trop énigmatiques, elles peuvent déborder les capacités du sujet qui ne parvient pas à les lier et à les intégrer, il ne peut que tenter de se défendre contre l'afflux d'impressions énigmatiques, et tenter de neutraliser le caractère énigmatique des impressions qui l'assaillent (Freud, 1920). S. Ferenczi (1929) a souligné pour sa part qu'un facteur important dans les situations traumatiques était l'attitude de l'entourage du sujet et en particulier la non-réceptivité de celui-ci, voir son rejet des tentatives du sujet pour exprimer ce à quoi il a été confronté. Ceci lui apparaît comme particulièrement important dans l'enfance, mais les travaux postérieurs consacrés au traumatisme n'ont cessé de montrer que ce facteur était souvent déterminant bien au-delà de l'enfance. Les réflexions de Ferenczi ouvrent la voie à une hypothèse qui est sans doute fondamentale pour l'exploration de l'analyse du Moi et du repérage des besoins du Moi : le travail d'intégration subjective implique très souvent un autre sujet. La symbolisation n'est pas un travail solitaire, par nature le symbole est « social », il implique une relation intersubjective, il résulte de ce que j'ai proposé de nommer un « entre je(u) », c'est-à-dire un jeu intersubjectif. L'intégration de l'expérience implique son partage et cela d'autant plus qu'elle a un caractère potentiellement traumatique, et qu'elle atteint le sujet à un âge précoce. Mais comme nos formulations précédentes commencent à le souligner, il ne suffit pas qu'il y ait simplement un autre sujet présent, il faut aussi que le mode de présence de celui-ci propose un certain nombre de caractéristiques, certaines qualités. Nous avons souligné plus haut la réceptivité et nous venons d'ajouter le partage empathique. Ce sont certaines des caractéristiques d'un mode de présence de l'autre sujet qui permettent à celui-ci d'assurer une « fonction symbolisante », c'est-à-dire qu'elles permettent à l'autre sujet d'apporter l'environnement et la contribution externe qui sont nécessaires au travail d'intégration du sujet. Dans diverses réflexions antérieures, j'ai proposé de résumer les qualités nécessaires à l'environnement symbolisant dans le concept d'environnement ou d'objet «médium malléable». Il y a donc une dialectique à établir entre les «besoins du Moi» et l'environnement «médium malléable», le respect de ceux-là dépend de celui-ci. Il faut donc commencer par suivre le processus d'intégration au pas à pas des différentes opérations qui le constituent pour, ensuite, dans le chapitre suivant, nous pencher sur un approfondissement des fonctions «médium malléable» des réponses du clinicien.
Les niveaux des besoins du Moi
À chaque étape du processus de symbolisation et d'intégration subjectif, donc à chaque étape importante du fonctionnement du moi, interviennent des «besoins » spécifiques et ceux-ci doivent être repérés aussi bien au niveau quantitatif, qu'au niveau des échanges dedans/dehors et dedans/dedans, et enfin au niveau qualitatif. Au niveau quantitatif, la question est de conserver un niveau d'investissement et d'excitation tel qu'il permet de maintenir la cohésion du sujet. Deux menaces fondamentales peuvent peser sur celle-ci : menace d'effraction et de débordement d'un côté, menace de désinvestissement de l'autre. Ces menaces définissent et impliquent un premier niveau de besoins psychiques. Tout d'abord un besoin de pare-effraction. La psyché ne peut pas travailler si l'excitation et les impressions issues du champ sensori-moteur et du champ pulsionnel menacent d'être débordantes, effractantes, et sont potentiellement désorganisatrices, c'est-à-dire si elles ne peuvent être liées de manière efficace. Le travail d'enregistrement, de mise en message, en signe et en sens ne peut s'effectuer que si on peut dégager un «message » ou un signe, ce qui implique que les impressions reçues ne soient pas trop énigmatiques. C'est un aspect révélé par les situations traumatiques dans lesquelles le débordement du Moi a comme effet que le seul sens possible est celui d'un signal extrême de danger (effroi, terreur, agonie…). Mais inversement, apparaît aussi un besoin de stimulation du Moi, un besoin d'investissement. Car à l'inverse une sous-qualification du Moi – telle qu'une surprotection du sujet, un environnement dépressif ou apathique, des relations qui abrasent des affects agressifs, etc. – inhibe le développement psychique et produit des états de carence, carence « somatique » ou psychique – carence dite « affective » – qui atteignent le niveau nécessaire d'investissement du sujet ou de sa psyché. On a pu décrire des procédures de «pare-désinvestissement » (P. Aulagnier, 1975), ou, de manière plus métaphorique des mesures «parachute » (R. Prat, 2007) qui désignent tout ce que le sujet peut faire pour ne pas risquer d'être désinvesti et pallier l'autre menace fondamentale. Les recherches portant sur les facteurs efficaces des psychothérapies soulignent que, toutes choses égales par ailleurs, le premier facteur de soin et d'amélioration est l'investissement de la psyché du sujet par le clinicien. La prise en compte des besoins du Moi au niveau quantitatif pose le problème éventuel – comme par exemple avec la psychose ou certains états borderline – de l'aménagement de l'environnement du sujet ou de la prise en compte des particularités de celui-ci. Dans nombre de situations cliniques concrètement rencontrées dans les institutions de soin la question centrale est alors souvent la suivante : changer le sujet d'environnement ou tenter d'amorcer des changements dans son environnement. Elle implique aussi qu'il est nécessaire de «mesurer » l'investissement nécessaire (ou supportable) pour le sujet au sein de l'espace de soin. L'intensité de l'investissement du sujet par le clinicien se marque par son mode et la qualité de sa présence, par sa disponibilité mais aussi par le nombre et la répartition des séances. Mais il faut mesurer aussi les effets potentiellement paradoxaux d'un trop d'investissement qui peuvent produire des vécus de menace de dévoration, entraîner des déceptions. Car se pose alors le problème du «prix » à payer pour obtenir l'investissement de l'objet, passé et actuel, celui des « contrats narcissiques » et autres pactes «dénégatifs » (R. Kaës, 1989) historiques du sujet qui peuvent être réactivés par le type de rencontre clinique proposé. Être investi est sans doute fondamental pour le sujet, mais quel prix craint-il de devoir payer pour cet investissement? La question de l'investissement par le clinicien ouvre inévitablement celle de la dépendance et des craintes d'aliénation voire de reddition que celle-ci peut susciter.
Les besoins «qualitatifs»
Il nous faut en venir maintenant aux besoins qualitatifs, car à côté des besoins «quantitatifs » – mais on vient de voir les limites d'une telle classification car les niveaux ne peuvent pas ne pas se recouvrir en partie –, il faut aussi souligner les besoins d'échanges et de partage, les besoins qui débouchent sur la production du sens. La psyché ne peut fonctionner sans «données » fiables, elle a besoin de données sur ce qui vient de l'extérieur (et de l'objet) et sur l'intérieur : le Moi, le Surmoi et le Ça, sur ce qui vient du fond de la psyché S’ouvre dans une nouvelle fenêtre. Un tel besoin impose des échanges et partages de différents niveaux : perceptifs, sensori-moteurs mais aussi des échanges et partages pulsionnels (représentations, affects) et même cognitifs. Il faut que le Moi puisse se sentir, se voir, s'entendre pour pouvoir se réfléchir et opérer les régulations indispensables à son fonctionnement, mais dans cette tâche il rencontre la question de son besoin des confirmations et échos de l'autre. La vie pulsionnelle est aussi «messagère », elle participe à la communication humaine qu'elle contribue grandement à orienter et à organiser, mais elle implique aussi la réponse des objets autres-sujets qu'elle vise. La « fiabilité » des différentes données nécessaires dépend de différents facteurs et en particulier d'un travail de « catégorisation» des informations et de leur provenance. Ce qui se produit au sein du sujet « vient-il » de lui ou est-il le simple effet d'une influence extérieure, qu'est ce qui « vient » du sujet et qu'est ce qui « vient » du monde extérieur, des objets qu'il investit? Comme tout ce à quoi il est confronté se produit « en lui », dans le « sac » du Moi, ce travail de catégorisation interne est indispensable pour que le sujet puisse élaborer les réponses les plus pertinentes pour lui. Mais le travail de catégorisation, s'il possède peu à peu un certain niveau d'autonomie, dépend souvent en partie d'abord des confirmations, échos ou disqualifications issus des interactions avec les objets. Que l'on pense par exemple au nombre de conflits qui résultent d'une difficulté dans le repérage de ce qui vient de soi et de ce qui vient de l'autre, par exemple dans la distribution de ce qui est « action» et de ce qui est « réaction» à l'autre. Qui a commencé le conflit? Ce repérage est particulièrement important dans toutes les situations de précarité ou de vulnérabilité, ce qui est souvent le cas avec les sujets conduits à rencontrer les cliniciens, mais il est singulièrement crucial dans l'époque la plus susceptible de faire vivre précarité et vulnérabilité, détresse et désarroi : la période de l'enfance et de la première enfance. Dans celle-ci, et elle forme le fond à partir duquel le sujet se construit, l'enfant a besoin que l'environnement l'aide à construire le plus précisément possible les systèmes de catégorisation avec lesquels sa subjectivité va s'organiser, et l'aide à repérer ce qui « vient » de lui ou de l'extérieur, ce qui « vient » de son corps ou de sa psyché, etc. Exprimé en termes de «besoin du Moi » on peut avancer que le sujet a besoin que ses perceptions et sensations soient «qualifiées » et validées par les personnes référentes. Divers travaux, je pense en particulier à ceux de D. Anzieu (1975) sur le « transfert paradoxal », ont souligné, à l'inverse, les effets délétères sur l'organisation du Moi et de ses torsions éventuelles, d'un échec dans la prise en compte de ce besoin, voire des traumas spécifiques, telle la disqualification et le déni de ce que le sujet perçoit ou sent. Le travail de mise en signe, en scène puis en sens des sensations, perceptions, pulsions et affects est alors sidéré à la base et avec lui le reste du fonctionnement du moi qui est obligé de se «déformer » (Freud, 1926) pour ne pas succomber. La prise en compte des «besoins du Moi » a ainsi conduit à la réévaluation d'un certain nombre de tableaux psychopathologiques, surtout traditionnellement abordés en termes de destructivité ou de perversion, alors que ces aspects manifestes du tableau cachent la plupart du temps un sujet «perdu» et sans repères fiables, ou « confus » en lien avec les situations de détresse et d'impuissance. Avant de signifier, de donner sens, il faut percevoir, se percevoir, il faut se sentir et sentir l'autre (empathie), il faut se « voir », être vu et « voir » l'autre, il faut construire des signes et des repères de soi et de l'autre et de l'action réciproque de soi sur l'autre et de l'autre sur soi. À côté de la disqualification et du déni en provenance de l'objet, que nous venons d'évoquer, et précédant ceux-ci, la clinique de la première enfance a mis en évidence l'importance des premiers échanges dans la capacité du sujet à sentir et à se sentir. Les premiers échanges concernent ce que j'ai proposé de nommer les accordages esthésiques – c'est-à-dire mimo-gestuaux-posturaux – qui désignent les modes de communication qui s'exercent à un niveau sensoriel avec l'autre. Le besoin de reconnaissance et de qualification des éprouvés s'exerce déjà à ce niveau premier il implique alors un autre sujet capable de se placer « en double » esthésique, c'est-à-dire capable de refléter au sujet un écho de ce qu'il sent. La clinique montre alors qu'un besoin fondamental pour le sujet est aussi de tenter de maintenir en priorité son individuation dans la rencontre avec les autres sujets, y compris ceux dont il a besoin pour assurer son identité, ce qui suppose le respect des besoins qualitatifs qui sont nécessaires pour la mise en sens et l'exercice de la fonction métaphorisante. La psyché ne travaille, en effet, jamais directement sur des sensations ou des perceptions ni même encore sur la pulsion (bien que celles-ci la « travaillent »), elle travaille sur des représentants psychiques ou sur des représentations (cf. l'auto-poiëse de F. Varela, 1989), c'est-à-dire une forme « transformée » pour être compatible avec le monde psychique. Un travail de mise en représentation est donc nécessaire et indispensable à l'introjection des informations issues du dedans comme du dehors, et elle implique un travail de repérage représentatif, un travail de transformation en représentations utilisables, c'est-à-dire réflexives, des représentations qui se présentent à la psyché comme représentatives. Indiquons simplement dès maintenant ce sur quoi nous aurons à revenir plus longuement au chapitre suivant et que nous avons déjà commencé à évoquer, que ce travail de transformation rencontre la nécessité d'objets «médium malléable » et des principales propriétés de ceux-ci. Si l'on suit pas à pas l'émergence des opérations psychiques nécessaires au « cours des événements psychiques », on constate, à un niveau élémentaire, que le sujet doit d'abord repérer à quoi il est confronté : quelles pulsions, quelles sensations, quelles aspirations sont impliquées dans l'expérience subjective en question? Puis il doit identifier d'où viennent les différents composants qu'il doit « traiter » : de soi/de l'objet, du dedans/du dehors, du corps/de l'esprit, du Moi conscient/du Moi inconscient/du Ça… Et enfin comment tenter de les traiter : avec quels modèles internes, issus de quelles identifications ou contre-identifications, quels schèmes de traitement, etc. Ces opérations correspondent aux grandes questions de base du fonctionnement du Moi : quoi, où, de qui, comment, pourquoi?
Quoi ? Cette question concerne le travail de repérage et de figuration, de représentation de chose, de la matière, de l'expérience ou des mouvements pulsionnels engagés, actifs. Mais aussi de ce qui concerne le sujet et de ce qui l'affecte. Se pose donc toute la question, non seulement de l'identification des données de l'expérience subjective, mais aussi de leur représentance psychique donc de la transformation des données brutes de l'expérience en données utilisables par le Moi, c'est-à-dire représentées, seul matériel sur lequel la psyché peut opérer.
Où ? Pour être traitables les processus psychiques ont besoin d'être repérés et classés selon divers modes de rangements dont vont dépendre leur traitement. Il y a tout d'abord un rangement topique : sont-ils à situer dedans ou dehors, on reconnaît là l'épreuve dite «de réalité ». C'est une opération de catégorisation car à partir du moment où l'expérience affecte le sujet, elle est nécessairement «dedans », mais elle peut « être issue de l'intérieur » ou être dedans et être venue de l'extérieur, de l'objet (c'est la question du «qui », celle de l'agent). Ensuite et dialectisée avec ce premier travail de repérage/catégorisation, vient une opération de rangement temporel selon l'axe présent/passé, c'est ce que Freud appelle, en 1915, « l'épreuve d'actualité ». Elle est dialectisée à l'épreuve de réalité car une expérience peut avoir été « réelle » antérieurement mais ne plus être « actuelle », elle peut être un mode de réactualisation d'une expérience antérieure. Une expérience peut être située dedans maintenant et avoir été «dehors », issue de l'objet, avant, c'est toute la question du fonctionnement de la mémoire et de ses divers modes de reproduction des événements antérieurs. Et enfin selon un rangement catégoriel qui différencie les représentations, les perceptions, les sensations et donc aussi le Moi du non-Moi, ou du Moi du Ça, le Moi du Surmoi.
Comment ? Cette question concerne ensuite les modèles de traitement du problème que le sujet peut mettre en œuvre (identifications, jeux, etc.), mais aussi la question de savoir comment le processus psychique est « venu» dedans, dans le « sac » du Moi, ou comment il a été mis dehors, c'est-à-dire le problème du type de processus d'intériorisation qui a été mis en œuvre. On ne peut simplement se contenter en effet de sentir que quelque chose est «dedans », encore faut-il savoir si cette « intériorisation» résulte d'un véritable processus d'introjection, qui suppose une intégration fondée sur un processus de symbolisation et d'appropriation subjective, ou s'il s'agit plutôt d'un processus d'incorporation de l'impact d'un objet externe qui évite ce travail psychique d'intégration subjective, ou témoigne de son échec, à moins que l'identification résulte d'un processus «d'identification à l'agresseur » ou d'un autre processus visant à protéger le Moi d'un vécu d'effraction. «Ce que nous ne pouvons organiser, feignons d'en être le maître » recommandait A. Einstein.
Pourquoi ? Mais l'ensemble de ces diverses opérations doit aussi obéir à un impératif d'un niveau plus global qui vient se dialectiser avec les autres et qu'il faut aussi prendre en compte. La psyché a un besoin non seulement de cohésion (niveau quantitatif) mais aussi de cohérence (niveau qualitatif). Pour être intelligible et intégrable l'expérience subjective doit aussi présenter une cohérence suffisante ou témoigner d'une telle cohérence, et ceci aussi bien interne qu'externe. Le monde du dedans comme le monde du dehors obéissent à des lois dont le sujet a au moins le pressentiment, voire la préconception (Bion), en fonction desquelles il est appréhendé et évalué. Cette cohérence doit obéir à une certaine logique et il y a différents types de cohérences et donc de logiques comme par exemple celle donnée par le principe de plaisir ou celle donnée par le principe de réalité/vérité. À défaut de cette intelligibilité les mécanismes de maîtrise et de contrôle prennent le relais et l'expérience tend à être neutralisée ou immobilisée plus qu'intégrée. Le Moi a, en effet, un besoin de causalité (qui sous-tend l'activité de théorisation sexuelle et narcissique infantile mais aussi celle des adultes qui en est dérivée) qui est nécessaire à la vectorisation de l'activité psychique. Sans représentation d'une causalité et de la vectorisation qui l'accompagne, le sujet reste démuni face aux tensions qui le parcourent, il ne sait qu'en faire ni comment les traiter, il ne peut que tendre à les évacuer. Ce besoin de causalité comporte un besoin de logique (y compris les logiques infantiles, les « logiques de l'inconscient »), mais aussi un besoin d'origine. Au niveau d'abord temporel, le Moi fonctionne en partie dans la temporalité, dans la question de l'origine temporelle, il faut aussi penser bien sûr à l'importance de la question dite «des origines », mais l'origine désigne aussi la question de savoir si « ça » vient du dedans, du sujet, ou dehors, de l'objet, du monde environnant. L'ensemble de ces repères permet au Moi de fournir le travail d'autoreprésentation et d'auto-théorisation (le travail de réflexivité) qui est nécessaire à son fonctionnement et à son autorégulation. On peut résumer ce que je viens d'évoquer dans les derniers paragraphes d'un concept essentiel pour le sujet : il a besoin que ce à quoi il est confronté ait un sens pour lui, c'est le sens, et le sens acceptable, conforme à une certaine représentation de ce qui peut/doit être, est ce qui confère à l'expérience une congruence avec la représentation de l'homme et du monde à l'origine du plus haut niveau de sécurité psychique. Pour finir et introduire le chapitre suivant qui sera consacré à un retour sur le travail du clinicien et l'attitude médium malléable S’ouvre dans une nouvelle fenêtre qui le caractérise, je soulignerais enfin que le repérage des besoins du Moi en souffrance chez l'analysant est déjà en latence dans le fait de « construire » à la fois une première représentation du dispositif adéquat et du type d'attitude technique qui va devoir être mis en œuvre. Par exemple, si l'on peut repérer dans l'histoire du sujet que l'une des difficultés historiques rencontrées a été en lien avec des séparations infantiles ayant pris un caractère traumatique on peut « s'attendre » à ce que les séparations en cours de cure « retrouvent » le problème, et que se retrouve aussi ce qui fait qu'elles ont été à l'origine d'un échec de la symbolisation des séparations en question. Il est clair que nous ne pouvons anticiper «par avance » cette difficulté, notamment dans la manière dont elle va venir se mêler à la configuration transférentielle (respect de l'écart théorico-pratique). En revanche, le repérage des besoins du Moi en souffrance commence à frayer une première ligne associative et une sensibilité du clinicien à une partie du matériel transférentiel. Une règle générale de la pratique clinique pourrait alors être proposée. Elle supposerait que l'ensemble des «besoins du Moi » doit être satisfait dans la matrice formée par la configuration : Moi du sujet/environnement actuel et, dans celui-ci, le dispositif et les réponses proposées par le type d'attitude technique que le clinicien met en œuvre. Ceci signifie que ce qui est intégré par le Moi du sujet ou le couple qu'il forme avec son environnement actuel, n'a pas besoin d'être particulièrement présent dans l'attitude technique, ou encore ce que le cadre gère «pour cet analysant-là » n'a pas besoin d'être aussi «géré » par le clinicien.
Manuel de la pratique clinique en psychologie et psychopathologie, 2e édition S’ouvre dans une nouvelle fenêtre, par René Roussillon. © 2022, Elsevier Masson SAS
René Roussillon Professeur émérite de psychologie clinique et psychopathologie, université Lyon 2
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Manuel de psychologie clinique de la périnatalité, S’ouvre dans une nouvelle fenêtre 2e édition, par S. Missonnier, 2021, 472 pages. Manuel de psychologie clinique et générale S’ouvre dans une nouvelle fenêtre, 3e édition, par R. Roussillon, 2018, 544 pages
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